View of the exhibition “The Boat is Leaking. The Captain Lied.” Photo Delfino Sisto Legnani and Marco Cappelletti Courtesy Fondazione Prada
Le concept esthétique de Gesamtkunstwerk ou oeuvre d’art totale est issu du romantisme allemand. La fondation Prada en propose un exemple magistral avec The Boat is leaking. The Captain lied, une exposition orchestrée par le curateur Udo Kittelman et réalisée par trois importants créateurs allemands : l’artiste-photographe Thomas Demand (°1964), la scénographe Anna Viebrock (°1951) et l’écrivain et cinéaste Alexander Kluge (°1932).
Pour l’accueillir, la Ca’ Corner devient le théâtre d’un jeu entre le vrai et le faux, le réel et la fiction à travers la (re)création d’une série de lieux que l’on retrouve par ailleurs dans un film, une photographie ou un tableau : une place publique, un cinéma, la salle d’audience d’un tribunal, une salle d’exposition, etc. Si certains de ces espaces englobent le visiteur, d’autres affirment leur caractère artificiel, donnant à voir le recto et le verso des décors et en se mêlant à la structure architecturale du palais vénitien. Le visiteur se transforme alors en acteur de ses propres fictions singulières engendrées par les environnements de Viebrock, les grands formats photographiques de Demand qui oscillent entre affiches (mais elles ne font la promotion de rien) et fenêtres en trompe l’oeil[1] et par les films de Kluge. Ces derniers sont présentés sur différents supports qui correspondent à trois époques de l’image en mouvement : la projection sur écran, la diffusion sur moniteur et la vision sur tablette.
Au rez-de-chaussée, le film Die sanfte Schminke des Lichts est projeté sur un grand écran. On y voit un décor dans lequel des machinistes s’activent à mettre en place un dispositif particulier d’éclairage – un homme ou une femme arrive et suit les directives du metteur en scène. La musique envahit l’espace et la caméra s’approche du visage du comédien ou de la comédienne. Le film décrit les artifices du cinéma, il est aussi un document sur la transformation d’un individu en personnage, il est encore un témoignage du pouvoir du son sur l’image. Dans le décor qui reconstitue la salle du Pio Albergo Trivulzio (le premier asile pour vieillards d’Italie), des tablettes (le support d’images le plus récent) permettent au visiteur de se faire son propre programme de films. Trois longs métrages[2] sont projetés dans la reconstitution d’une salle de cinéma tandis que des moniteurs disposés à différents endroits des décors diffusent des courts métrages.
Figure intellectuelle de premier plan en Allemagne, Alexander Kluge est à la fois écrivain, cinéaste, producteur et réalisateur d’émissions que l’on peut qualifier d’anti-télévision[3]. Le monde francophone qui le connait mal le surnomme souvent « le Godard allemand », mais si les deux hommes partagent un certain nombre de points communs, leur oeuvre est profondément différente[4]. Là où Godard, avec un ton apocalyptique s’intéresse au cinéma et à lui-même jusqu’à confondre les deux, Kluge s’attache au monde et à l’histoire en tant qu’elle participe de sa vie et de celle de ses contemporains pour envisager une possibilité de futur. Le premier s’approprie tous les éléments qu’il utilise, tandis que le second les emprunte et les restitue à leurs auteurs en les nommant.
Les films de Kluge sont construits à partir d’images hétérogènes – peintures, chromos, gravures -, d’éléments anecdotiques et fictionnels (l’histoire vécue par tout un chacun), d’éléments documentaires (l’histoire des historiens et des journalistes), d’interviews et d’oeuvres philosophiques, poétiques et musicales. Son immense érudition est mise au service du film et les oeuvres artistiques qu’il convoque sont investies d’un rôle central : tisser des liens entre le proche et l’éloigné, entre ce qui appartient à l’expérience et ce qui relève des structures historiques et sociales tout en maintenant les divergences et une distanciation très brechtienne. Les textes issus de la littérature sont prononcés par les acteurs ou le réalisateur, ils apparaissent sur des cartons avec une graphie expressive qui mime les intonations du discours. La musique est souvent à classique, mais aussi contemporaine et le cinéaste a fréquemment recours à l’opéra, cet autre Gesamtkunstwerk qui sollicite les affects de manière directe. Le montage de tous ces éléments repose sur le « principe dialogique » revendiqué par l’auteur qui permet de dissoudre « tout ce qu’il y a sur terre dans une conversation ». Une forme discontinue résulte de cette pratique singulière du montage, comme dans le romantisme allemand, elle est l’accomplissement d’un mode particulier à l’oeuvre : être et non plus (seulement) représenter.
A deux reprises[5], le mot Gefülhe apparait dans ses titres. Sa traduction française est « sentiment », mais il signifie aussi « sensation », « sensibilité », « sens ». Pour l’auteur, « Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines (…) ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. »[6]
Colette Dubois
« The boat is leaking. The captain Lied » jusqu’au 26 novembre à la fondazione Prada, Calle Ca’ Corner, Santa Croce 2215, Venezia. Ouvert de 10 à 18 h. Fermé le mardi.
[1] Thomas Demand réalise des maquettes de carton et de papier qu’il photographie avant de les détruire. L’image hyper réaliste, vide de toute présence humaine est alors tirée en grand format. Il s’en dégage un mélange de connu et d’artifice qui relève pleinement de l’inquiétante étrangeté.
[2] Abscheid von Gestern (1965-66), Der Angriff der Gegenwart auf die übrige Zeit (1985) Lernen & Liebe in einem Meer von Krieg (2016).
[3] La société de production dctp qu’il a créé en 1988 en partenariat avec l’agence japonaise « Dentsu » et la maison d’édition « Spiegel » diffuse sous sa propre licence des émissions culturelles – dont celles de Kluge – sur les chaînes privées RTL, SAT 1 et VOX. C’est aussi une Web TV.
[4] Ils appartiennent à la même génération et Kluge déclare que la vision d’A bout de souffle est à l’origine de sa pratique cinématographique. Ils pratiquent tous les deux un cinéma de montage.
[5] Le film Die Macht der Gefülhe en 1983, le livre Chronique des sentiments (P.O.L, 2016)
[6] Alexander Kluge, Chronique des sentiments, op. cit., p. 39.